Il faut remonter la rue Caulaincourt, dans le 18ème arrondissement parisien, pour tomber sur l’un des derniers bastions du vidéoclub en France. En poussant sa porte, le maître des lieux, Christophe Petit, range amoureusement quelques films que vient de lui rendre un client. En tout, 15.000 titres –de François Truffaut à Jean-Claude Van Damme– jouent des coudes pour exister aux yeux du chaland. L’atmosphère y est unique. L’âme du septième art tend ses bras pour enlacer qui voudra bien s’y blottir. Difficile pour un cinéphile de ne pas avoir le cœur en montgolfière en découvrant ce lieu d’un autre temps, vestige toujours debout d’une enthousiasmante époque quasiment révolue. Le vidéoclub de la Butte se dresse ainsi, comme un phénix têtu, arborant son catalogue vertigineux qu’aucun service de vidéo à la demande ne saurait concurrencer.
Au fil des ans, à l’instar de la Onzième Heure ou de JM Vidéo, tous deux sis dans le 11ème arrondissement, les magasins indépendants de cet acabit se sont réduits comme une peau de chagrin à Paris. Et dans la France toute entière. A ce jour, on en recense une petite quinzaine, tenue par des passionnés qui serrent la ceinture jusqu’à la suffocation. La faute à Netflix, au téléchargement, au streaming, aux plateformes de VOD, aux jeux vidéo, aux smartphones, à la hausse du nombre de chaînes de télévision… Une multiplicité d’options qui a malmené une activité pourtant si florissante il y a quelques années seulement. « En 2012, j’avais 1000 clients par mois. Aujourd’hui, j’en ai plus que 400 », déplore Christophe Petit derrière son comptoir. Depuis 5 ans, la petite structure perd 10% de son chiffre d’affaires à chaque exercice : soit une chute de 50% par rapport aux belles années. Là où d’autres boutiques mettent tristement la clé sous la porte, lui essaye toutefois de tenir la distance.
Mais à quel prix ? Avec un loyer de 2000€ et des revenus en berne, les concessions sont légions. Petit, épaulé par son épouse, met immanquablement les mains dans le cambouis de 14h à 23h, tous les jours. Il est loin le temps où il disposait d’une équipe de quatre personnes. Désormais, il occupe tous les postes et ne s’autorise aucune dépense inutile. « Je n’achète que les titres dont nous avons besoin. Les temps sont vraiment très durs », déplore-t-il. Face à cette grise mine, aucune assistance n’est déployée. « Une aide au loyer serait par exemple nécessaire pour les vidéoclubs indépendants (ceux qui comptent plus de 10.000 titres et qui proposent un large éventail de films d’auteur, ndlr). Il n’y a que le CNC qui puisse s’y coller parce qu’il reçoit les subventions du Ministère de la Culture », poursuit l’intéressé. Pourtant, le tenancier des lieux est toujours dans la panade, incapable de se projeter à court ou moyen terme. L’avenir ? « Je ne vois pas », lâche-t-il d’autant plus dépité qu’une irréductible clientèle est toujours là, au rendez-vous, à l’affût.
Qui sont donc ces derniers des Mohicans ? Ces hommes et ces femmes qui préfèrent battre le pavé et rallier un vidéoclub plutôt que d’effectuer trois clics sous une couette pour mater leur film du soir ? Des passionnés pour la plupart, sans distinction d’âge. « C’est important de leur rendre hommage. On parle beaucoup des fermetures massives des vidéoclubs. C’est bien. Mais, je crois que c’est important de mettre en avant ceux qui continuent à venir nous voir », clame Petit. A Montmartre –Amélie Poulain ne nous contredira pas–, la vie de quartier est sacrée et tous les magasins bénéficient, d’une façon ou d’une autre, de cet esprit. Une majorité de fidèles habite dans le coin et est extrêmement attachée aux commerces de proximité. Dans le lot, on compte 50% d’intermittents du spectacle. « Entre deux boulots, ils ont une certaine disponibilité. Cette période leur permet de se mettre au fait de l’actualité de leurs confrères. » Du machiniste au scripte en passant par le chef-opérateur, le monde du cinéma est au premier rang. Les cinéastes Guillaume Nicloux (Valley of Love, La Religieuse) ou Cédric Jimenez (Aux yeux de tous, La French) arpentent, entre autres noms, l’endroit.
Mais pas que. En furetant entre deux tables respectivement consacrées à Halloween et aux productions sundanciennes, on tombe sur une photo de Christophe Petit et… Michel Gondry. Lequel estime qu’il s’agit « du meilleur vidéoclub du monde ». On ne peut pas rêver meilleure publicité. Le réalisateur d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind et de L’écume des jours passe toujours par là quand il se trouve à Paris. Un été, il confie à Petit qu’il prépare un long métrage sur Keith Moon, le batteur des Who. Ça tombe bien : le patron est aussi fan du bonhomme que le cinéaste. « Je lui ai dit que j’avais plein de DVD et de coupures de presse sur ce sujet. Pendant tout un mois d’août, nous avons échangé, discuté. En parallèle, il louait plein de films. » Avant de retourner à New York, le maestro lui explique qu’il a finalement abandonné l’idée en question pour se consacrer au récit de deux types qui travaillent dans un vidéoclub. C’est ainsi qu’est né en 2008 l’hilarant et attachant Soyez sympas, rembobinez dans lequel Jack Black et Mos Def se mettent à remaker tous les films de leur magasin après qu’ils ont été endommagés. Fermeture de la parenthèse.
Ceux qui viennent tâter la marchandise filmique sont donc « éveillés intellectuellement ». Ce sont eux qui continuent à s’approvisionner dans les librairies et les disquaires (du moins, ce qu’il en reste), en raison de leur rapport physiologique au matériel. « Il y a ce rituel : venir chercher le film, l’enlever de son boîtier et le mettre dans le lecteur DVD », insiste Pierre, un cadre EDF de 30 ans. « Je viens ici deux fois par semaine, c’est mon combat à moi. Je ne télécharge rien, pas même les séries que je loue également ici. » Ce client, Mysterious Skin de Gregg Araki à la main, insiste sur l’importance de l’échange. « J’aime être conseillé » Et ce n’est pas le seul. Beaucoup convergent au même endroit parce que le dialogue y est roi. « Il ne faut pas oublier que c’est avant tout un lieu de vie. A force de papoter, je connais les goûts des uns et des autres », rappelle Petit, sourire aux lèvres. De nombreux parents préfèrent ainsi voir leurs enfants s’approvisionner auprès d’un adulte avisé et cultivé plutôt que de les laisser louvoyer dans les eaux tumultueuses du world wide web et de Youtube. On croise aussi des étudiants en cinéma qui viennent parfaire leur culture, à l’image des valeureux stagiaires qu’il employait à l’époque. « L’un d’eux, Olivier Treiner, a par exemple remporté le César du meilleur court métrage en 2012 pour L’accordeur. C’est d’une certaine manière la continuation du mythe de Quentin Tarantino (lequel a dévoré des films pendant 5 ans au Video Archives de Hermosa Beach en Californie, ndlr). »
Comme au bistro, des amitiés se sont faites au Vidéoclub de la Butte. Certains couples s’y sont également formés, pour le plus grand bonheur de Petit. Les discussions s’engagent comme dans un forum. Les suggestions fusent. Parfois, les sujets deviennent plus personnels. « Il m’est arrivé de consoler des clients après une rupture amoureuse. » Plus émouvant : au lendemain des attentats du Bataclan et des terrasses de l’est parisien, la boutique est prise d’assaut et grouille encore plus de monde qu’après la chute du site Megaupload. « J’étais sidéré. C’était plein comme 5 ans auparavant. Tout le monde se sentait bien d’être là. » Une façon d’attester que, d’une certaine manière, ce lieu est un trait d’union entre des individus qui trouvent une paix commune dans leur dévotion pour le septième art. Petit en est convaincu : il ne manque pas grand-chose pour que l’activité rebatte son plein. « Il suffit simplement que mes clients viennent une fois par semaine plutôt qu’une fois par mois. » Pour autant, il ne se voile pas la face, conscient que le vidéoclub est souvent la cinquième roue du carrosse après le cinéma, la télévision, la VOD et le téléchargement. Une minorité de clients crapuleux surfe justement sur cette précarité et s’approvisionne auprès des vidéoclubs contraints d’écouler certains de leurs titres. Des vautours qui, comme ceux qui ont dévalisé le Virgin Megastore des Champs-Elysées avant sa fermeture définitive, enrichissent à faible coût leur DVDthèque. « Je sais qu’ils existent. Peut-être les verrai-je si je ferme la boutique un jour… Parce que je ne pourrai pas me permettre de louer des box pour entreposer 15.000 films… Pour l’heure, ces gens-là ne fréquentent pas mon établissement. »
Autre profil friand de location ? Le bobo-hipster. Vous savez, celui qui s’en bat la race en vrai, qui a Netflix chez lui, mais qui est heureux de dire à ses potes qu’il a loué la VHS avec les sous-titres kurdes du Dernier Métro. Bon, d’accord on a un peu grossi le trait. A cette évocation, Petit sourit et lâche : « J’en ai quelques-uns. Mais détrompez-vous. Ses amis se moquent de lui parce qu’ils estiment que c’est has been les vidéoclubs. Et puis, franchement, qui peut se contenter de Netflix et de son catalogue si pauvre ? » Petit estime par ailleurs que ces bobos constituent une niche et qu’on ne peut pas compter sur eux pour faire tourner le moulin. « Un peu comme ceux qui achètent encore des vinyles… C’est difficile de vivre à travers les personnes dont vous parlez. » Il y a en tout cas une catégorie essentielle, qui met du baume au cœur : les rebelles. Ceux qui sont en guerre contre la progression, qui militent contre la VOD et occupent les lieux pour convaincre ceux qui pourraient bientôt y succomber. « Ils se révoltent face à l’ubérisation de notre société, face à Netflix et à ces compagnies américaines. » Des combattants farouches capables de tout pour défendre les intérêts de leur magasin préféré, comme de tanner le CNC pour allouer une aide ou écrire des lettres passionnelles et kilométriques au Ministère de la Culture. En espérant que ces cris et SOS seront entendus et compris, et que l’on puisse encore transmettre à d’autres générations le plaisir inimitable d’entrer dans un vidéoclub, d’en respirer les effluves, de s’y attarder et de ressortir avec un Graal. Que les amateurs de pétitions lancent les hostilités !
Mehdi Omaïs
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