De Ang Lee avec Joe Alwyn, Kristen Stewart et Garrett Hedlund
Ang Lee adore expérimenter. Sortir des zones de confort. Changer de genre, de registre. Qu’il s’adonne au film de sabre (Tigre et Dragon), à la romance (Le secret de Brokeback Mountain) ou à l’odyssée maritime et instrospective (L’odyssée de Pi), il est toujours animé par l’amour de la narration. Sa mise en scène prend rarement le pas sur les trajectoires de ses héros. Quant à ses paris formels, ils ne font jamais dans l’ornementation mais accompagnent toujours les mutations du récit, l’enjolivent, le transcendent. Un jour dans la vie de Billy Lynn, adaptation du roman homonyme de Ben Fountain (2012), est née d’une audace. Celle de filmer à l’aide d’une technologie cinématographique complètement inédite : 120 images par seconde en résolution 4K et en 3D. Malheureusement, en dépit de l’ambition affichée, le public français n’aura la possibilité de découvrir l’œuvre en question que dans sa version 24 images par seconde, et sans relief.
En substance : une sortie technique, dénuée de publicités et précédée d’un bide retentissant aux Etats-Unis. Et pourtant, il y a tant de choses à dire sur ce long métrage maudit, mésestimé et traité avec une attention d’autant plus indigne qu’il scanne avec une redoutable acuité le malaise de la société (du spectacle) américaine. Tout commence lorsque l’auteur de l’ouvrage, Ben Fountain, assiste en 2004, en plein Thanksgiving, à la retransmission télévisée du match de football américain opposant les Cowboys de Dallas aux Bears de Chicago. A la mi-temps, un groupe de soldats revenus du front est honoré à grand renfort de lumières, de prouesses pyrotechniques et de chanteuses pop aux chorégraphies concupiscentes. Le décalage schizophrénique entre cette espèce d’entertainment pornographique et la réalité de guerre que portent sur leurs visages les valeureux GI est si frappant que Fountain achève d’en tirer un roman.
Roman pour lequel Ang Lee a eu un coup de cœur, notamment à l’endroit du protagoniste : Billy Lynn. Jeune Texan de 19 ans, élevé dans une famille (super) républicaine et guerroyeuse -à l’exception d’une sœur pacifiste en rébellion (Kristen Stewart)-, ce dernier a tenté de sauver, au péril de sa vie, un de ses camarades d’infortune sur le front irakien. Un acte de courage qui a été immortalisé fortuitement par une caméra et diffusé en mondovision, faisant de lui le héros d’un pays, le valeureux bonhomme que l’administration Bush voudrait voir parader aux quatre coins de la nation, comme le porte-drapeau d’un conflit juste et plausible. Voilà donc le jeune adulte lancé dans une journée marathon, avec son régiment et un agent hollywoodien (Chris Tucker) prêt à tout pour vendre sa folle histoire à des producteurs vénaux. 24 heures de retour au bercail, entre deux salamalecs hésitants, pour assister et jouer les bibelots de propagande de l’armée lors d’un match de foot.
Un jour dans la vie de Billy Lynn repose ainsi sur une construction classique, avec une temporalité bien définie, entrecoupée de sauts dans le passé qui resituent le quotidien d’un bourbier sanglant. Du sable aux tribunes peinturlurées, des maisons pilonnées aux déjeuners (caloriques) des loges, des bombes à l’explosion de fontaines lumineuses, des voitures piégées au confort d’une limousine. Ang Lee fait l’aller-retour, en flux tendu, sans arrêt, comme un long échange de ping-pong au cours duquel aucun adversaire ne voudrait prendre le dessus sur l’autre. Le passé, le présent, debout et stoïques. Le spectateur, comme le héros, aura parfois l’impression d’être prisonnier à l’intérieur d’une capsule, anesthésié, calfeutré dans un silence précaire visant à oublier le bruit artificiel des feux d’artifices et les hurlements réels des feux de guerre. Il est comme ça Billy Lynn, écartelé entre ses souvenirs et son statut de héros qui n’a rien demandé à personne, incapable de prendre du recul, sidéré par le cynisme d’un pays qui ne respecte plus vraiment ses soldats.
Joe Alwyn, dont c’est le premier rôle sous les traits du héros, a le regard triste. Ce genre de regard qui, filmé en gros plan, ressemble à une peinture animée, une toile à même de raconter les drames intimes d’un homme et d’un état. « La balle est déjà partie », lui rappelle-t-on à chaque fois. Comme pour le persuader qu’il n’y a pas de marche-arrière possible, que son destin est lié à jamais à celui des siens sur le champ de bataille, autant d’hommes vampirisés ou oubliés du système, qui semblent trouver dans l’armée une garantie, un socle social solide. En cours de route, Ang Lee peut parfois se montrer démonstratif -à l’instar d’une brève amourette qui n’apporte pas grand-chose à sa thèse- mais il est parvenu, de manière hyper-sensorielle, à raconter la guerre avec un angle et une approche inédits, qui interrogent tour à tour la notion d’héroïsme, le travestissement du réel, le rapport à l’image. A la fin de la journée, c’est un sentiment de tristesse qui nous envahit. Tristesse pour un grand pays qui ne se soucie plus de ses grands enfants, obligés de mûrir et mourir ailleurs. Le personnage de Vin Diesel le dit si bien, avec émotion et fatalisme. Un film important.
Mehdi Omaïs
Leave a reply Cancel reply
You must be logged in to post a comment.